« L'âme ne me paraît souvent qu'une simple respiration du corps. » Alexis ou le Traité du vain combat
Décembre 1987- décembre 2017 : 30 ans déjà que Marguerite Yourcenar a disparu, le temps sans doute pour tenter de faire le point, de savoir comment la première académicienne a « résisté » à l’usure du temps en situant son œuvre dans le paysage littéraire.

Souvenirs, souvenirs... Je me souviens d'un colloque sur ses rapports littéraires avec d'autres écrivains comme Constantin Cavafy, Jean Cocteau, André Gide, Selma Lagerlöf [1], Thomas Mann, Yukio Mishima, Virginia Woolf… [2] Je revois encore il y a deux ou trois ans Marie-Christine Barrault jouer le rôle de Marguerite Yourcenar dans la salle municipale de Montrevel-en-Bresse, dans une pièce tirée d'un livre d'entretiens intitulé Les yeux ouverts.

                      
À la fin des années 30                À l'âge de 5 ans         
  
Elle est morte en pleine gloire le 17 décembre 1987, à 84 ans, dans l'île des Monts-Déserts, aux États-Unis dans l’état du Maine où elle résidait depuis longtemps, entre deux voyages. [3] Elle affectionnait  en effet les voyages, le dépaysement qu'ils suscitaient, la richesse des rencontres, l'Asie en particulier et le Japon où elle se rendra à la fin de sa vie. Son élection à l'Académie française en mars 1980 l’a propulsée sous les feux de l’actualité, elle qui s’en méfiait comme d’un miroir aux alouettes. Elle avait vu toute cette agitation avec beaucoup d’amusement, s’y adonnant avec une certaine jubilation.

       
La maison de Petite Plaisance      
Publication de la société d’Études yourcenariennes

À part peut-être ses deux grands succès Mémoires d'Hadrien et L’Œuvre au Noir, pas grand monde ne connaissait son œuvre mais par contre on s'extasiait sur la simplicité de son existence dans sa maison en bois, Petite Plaisance, où elle pétrissait et cuisait son pain, nourrissait son chien, emmitouflée dans d'immenses écharpes qui la protégeaient de la rigueur de l'hiver nord-américain.

Celle qui fuyait les feux de la rampe fut propulsée pour l’occasion dans l’univers médiatique, lisant son discours de réception à l’Académie française, rendant hommage à Roger Caillois auquel elle succédait, le 21 janvier 1981 devant le président de la République Valéry Giscard d'Estaing, dans une cérémonie intégralement retransmise en direct à la télévision.

                           
Avec Jean d'Ormesson                         

             
Elle y rendit un hommage appuyé, non sans une certaine ironie, aux femmes du passé : « Vous m'avez accueillie, ce moi incertain et flottant dont j'ai contesté moi-même l'existence et que je ne sens vraiment délimité que par les quelques ouvrages qu'il m'est arrivé d'écrire, le voici, tel qu'il est, entouré, accompagné d'un troupeau invisible de femmes qui auraient dû, peut-être, recevoir beaucoup plus tôt cet honneur, au point que je suis tentée de m'effacer pour laisser passer leurs ombres. Les femmes de l'Ancien Régime, qui faisaient les académiciens, n'avaient cure d'entrer à l'Académie, peut-être même eussent-elles cru déchoir, en le faisant, de leur souveraineté féminine. 
La question ne se pose donc qu'à partir du dix-neuvième siècle. Mais Mme de Staël eût été sans doute inéligible par son ascendance suisse et son mariage suédois : elle se contentait d'être un des meilleurs esprits du siècle. George Sand eût fait scandale par la turbulence de sa vie, par la générosité même de ses émotions, qui font d'elle une femme si admirablement femme : la personne plus encore que l'écrivain devançait son temps. Colette elle-même pensait qu'une femme ne rend pas visite à des hommes pour solliciter leurs voix et je ne puis qu'être de son avis ne l'ayant pas fait moi-même. »

 
« Une partie de nos maux provient de ce que trop d'hommes sont honteusement riches ou désespérément pauvres. »


Les polémiques ne manquèrent pas, les plaisanteries graveleuses fleurirent sur son homosexualité, sa vie pendant 40 ans avec sa compagne Grace Frick. Même Claude Lévi-Strauss fit chorus en disant « on ne change pas les plumes de la tribu ». Comme si toute évolution des mentalités était impossible. Et ne parlait-on pas alors ici ou là de son « style de version latine » sans doute parce qu'elle avait une grande appétence pour le la période greco-latine et les auteurs de l'époque antique.

La reconnaissance fut d’autant plus éclatante qu’elle fut plutôt tardive. À l'automne 1988, son livre autobiographique inachevé, Quoi ? L'Eternité, troisième tome de ses mémoires, se vendit dès le premier mois à 80 000 exemplaires. Suivirent beaucoup de colloques internationaux sur la portée de son œuvre, plusieurs essais biographiques dont Vous, Marguerite Yourcenar, de Michèle Sarde (Robert Laffont, 1995) jusqu'à Yourcenar, carte d'identité, d'Henriette Levillain (Fayard, 2016). 

Dans ce domaine, les plus connues sont sans doutes Les yeux ouverts de Matthieu Galey, Marguerite Yourcenar, L'invention d'une vie de Josyane Savigneau ou celle de Jean Blot.

       
« Le véritable lieu de naissance est celui où l'on a porté pour la première fois un coup d'œil intelligent sur soi-même. »


Ils ont largement contribué à la connaissance de l’auteure et d’une œuvre multiforme regroupant romans, poésie, essais et théâtre. Tous ont exploré et éclairé ce qui fait sa spécificité, cette construction de soi, cette invention de sa vie qui lui tenait tant à cœur, les liens entre la fiction et la réalité. 

Sa volonté aussi, d’échapper à ce qu’elle appelait « la proie des biographes », qui l'avait convaincue d’écrire sous le titre Le Labyrinthe du monde, sa trilogie familiale : Souvenirs pieux, centré sur la famille de sa mère, Archives du Nord, sur celle de son père, et Quoi ? L'Eternité, centré sur son parcours personnel.

Ce trentième anniversaire de sa mort a été marqué cette année par la tenue de plusieurs colloques comme le colloque intitulé "Marguerite Yourcenar et le monde des lettres" en octobre 2017 ou celui qui s’est tenu à New-York au mois d’avril. Au-delà de ces interventions ponctuelles, la société internationale d’Études yourcenariennes publie régulièrement des travaux et documents sur Marguerite Yourcenar et son œuvre et a entrepris depuis quelques années la publication de sa correspondance.  

Quelques points de repères
1903 : Naissance, le 8 juin à Bruxelles, de Marguerite de Crayencour, d'un père français et d'une mère belge qui meurt en couches.
1921 : Premier livre Le Jardin des chimères, poèmes, signé Marg Yourcenar - anagramme presque parfaite de son patronyme, concoctée un soir avec son père.
1929 : Premier roman, Alexis ou le Traité du vain combat (Editions du Sans Pareil).
1932 : Pindare, essai (Grasset). Elle signe désormais Marguerite Yourcenar.1934 : Denier du rêve, revu et corrigé en 1959, roman, Grasset puis Plon, La mort conduit l'attelage, nouvelles, Grasset
1939 : Le Coup de grâce, roman (Gallimard).
1951 : Mémoires d'Hadrien (Plon). Premier succès public.
1968 : L’Œuvre au Noir (Gallimard), Prix Fémina. À compter de 1971, tous ses livres sont repris et édités chez Gallimard.
1974 : Souvenirs pieux, début de sa trilogie familiale.
1977 : Archives du Nord, deuxième volet de la trilogie. Le troisième - Quoi ? L'Eternité - paraîtra posthume et inachevé en 1988.
1982 : Premier volume dans la Bibliothèque de la Pléiade, Œuvres romanesques.
1987 : Le 17 décembre, Marguerite Yourcenar meurt aux États-Unis, dans l'île des Monts-Déserts (Maine).

   Un colloque sur Marguerite Yourcenar

Notes et références
[1] "Selma Lagerlöf – Marguerite Yourcenar : un diptyque européen" par Ionna Constandulaki-Chantzou, colloque de Thessalonique, éditions Siey, 2004
[2] Marguerite Yourcenar a traduit en Français "Les Vagues", roman de Virgina Woolf puis lui a rendu visite à Londres.
[3] Elle a toujours été une grande voyageuse, sauf sa période de dépression après la mort de Grace Frick, faisant dire à Zénon dans L’Œuvre au Noir : « Qui serait assez insensé pour mourir sans avoir fait le tour de sa prison ? »


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